• Les souvenirs de Marie Trichet....

     

    Nous publions ce texte visible sur Gallica, via les ADV en y ajoutant quelques notes permettant de mieux localiser certains lieux. Il est probable que dans l'avenir, des photos prises sur place, viendront enrichir cet article.

     

    Nous noterons que l'incendie de la Bulletière et les massacres qui s'y sont déroulés datent de juillet 1794, donc bien après la fin des colonnes infernales, montrant bien que si le système de Turreau est supprimé, les ordres d'extermination sont toujours d'actualité. Ainsi, la lettre de Carnot qui ne laisse aucun doute...

     

     RL

     Novembre 2013

     

     

     

    LES SOUVENIRS DE MARIE TRICHET

     

     

     

    L'épisode - à la fois amusant et dramatique - qu'on va trouver ci-dessous est emprunté au manuscrit du digne prêtre, l'abbé Faucheron. Il a trait à l'incendie du village de la Bultière, en juin 1794.

     

     

    Cet incendie avait été provoqué par un misérable tisserand du Grand-Luc, qui, raconte l'abbé Faucheron, "fâché contre les métayers de la Bultière (1) qui ne le faisaient plus travailler, voulut s'en venger en amenant les Bleus les incendier". Le récit du drame fut décrit sous la dictée d'un témoin, Marie Trichet, âgée de quinze ans en 1794. Je copie textuellement la déposition de ce témoin.

     

     

     H.B.

     

    Les souvenirs de Marie Trichet....

     

     

    Nous dormions tous bien tranquillement, quand un grand coup fut frappé à la porte et la fit trembler. Mon père dit aussitôt : "Sauvons-nous, nous sommes perdus!"

     Je sautai à bas de mon lit, attrapant d'une main mon cotillon. J'ouvre la porte et nu-pieds, sans regarder derrière, je cours tant que j'en avais de force du côté du bourg. Je ne savais pas où j'allais, j'allais comme une folle. Auprès de la Fosse-Noire, je tombai en bas à bout d'haleine ; je croyais les Bleus après moi. Je regardai alors, et me vis toute seule. Alors je pris mon cotillon et me mis à crier et à appeler ma mère ; mais je criais pas bien haut. J'étais si saisie, ma gorge était si serrée, que j'étouffais.

     

     J'entendais de grands bruits dans le village, puis de gros jurements. C'étaient les Bleus qui juraient, car le monde du village ne jurait pas. Je vis du monde accourir de mon côté, c'était mon père avec mes trois frères. Ils avaient pris le temps de prendre leurs culottes, mais c'était tout. Quand je vis mon père, je me jetai à son cou. Il pleurait, mon pauvre père, et mes frères aussi. - Où est-elle ta mère ?" qu'il me dit.

            Ma pauvre mère, un peu boîteuse, était sortie la dernière de la maison, par la porte du jardin, emmenant avec elle mon petit frère de sept ans, sans prendre le temps de lui donner sa robe (En ce temps-là, à Beaufou comme dans tout le Bocage, les petits garçons portaient la robe jusqu'à l'âge de sept ans.), et s'était sauvée par le champ d'En-Haut. C'était grand temps pour elle, car les Bleus entraient par la porte de la rue quand elle fermait celle du jardin, qu'elle nous a dit.

     

     Dans les autres maisons du village on s'était sauvé, comme nous autres, encore plus vite. Les quatres filles de la métairie d'En-Bas, plus mortes qu'en vie, s'étaient sauvées en chemise, ainsi que leurs deux grands frères. Un grand gâs de la métairie du Mitan avait fait de même. Pas un de ces petits drôles n'était habillé : tous s'échappaient de côté et d'autre.

     

     Une jeune veuve, qui venait de perdre son homme, tué à la guerre, se sauvait par le chemin de la Marlée (2) avec ses deux enfants, une petite de deux ans qu'elle portait à son cou, et un petit de quatre ans qu'elle traînait à la main. Entendant courir après elle, elle perdit la tête de peur, et laissa s'échapper, pour se sauver plus vite, la main du pauvre petit que les Bleus attrapèrent.

     

     Nous étions là, le long du buisson, tout transis, quand les filles du Bas vinrent de notre côté. Elles couraient comme des folles, en pleurant, et sans nous apercevoir. Mon père les appela. Elles tremblaient que ça faisait compassion ; je les embrassai. Elles dirent que leur père et leur mère étaient cachés dans le pré du Petit-Ruisseau. Mon père courut les chercher et les amena bien vite, avec les deux grands gâs. Puis ils retournèrent tous deux, mon père et le voisin, voir où étaient les autres, qu'ils trouvèrent dans un fourré, dans la prée de la Seigneurie.

     

            Ma mère, avec mon petit frère, venait par le chemin d'En-Haut. Elle ne savait pas que nous étions là ; elle allait se cacher dans le bourg. Elle eut grand'peur en nous apercevant, ne sachant pas ce que c'était. Nous étions contents de nous trouver ensemble. Nous pleurions, mais tout bas, de peur d'être entendus des Bleus. Ma mère était si épouvantée qu'il fallut lui jeter de l'eau au visage, ce que je faisais avec ma main ; cela ne l'empêchait pas de prier la Sainte Vierge. Elle priait, elle gémissait. Elle tenait mon petit frère, tout en chemise, dans sa dorne, car la fraîcheur de la nuit saisissait. Nous entendions de gros jurements, puis des bruits de coups que l'on frappait sur des planchers. Le feu passait par dessus les maisons. Oh ! là là ! nous pensions voir les feux de l'enfer ; que c'était affreux ! Une fois, nous nous crûmes perdus. Une femme du village criait au secours. Elle poussait des clameurs, des hurlements. Je me crus morte ; je croyais que c'était moi qu'on tuait. Ma mère se jeta à genoux et prit son chapelet. Nous étions tous si saisis que nous pensions étouffer. Mon père était hors de lui : "Il faut aller à son secours, criait-il ; venez, mes enfants", dit-il à mes frères. Oh ! dame, à ces paroles, ma mère se précipite sur lui, lui serre les jambes avec ses bras, je fis comme elle : "Mon cher ami de petit homme, criait-elle, n'y va pas ! mon bon ami, reste avec nous ! Tu seras tué, ils te tueront. Par la bonne Sainte Vierge Marie, n'y va pas ! mon ami, mon bon ami, mon cher petit homme !" Je pleurais, je me couchais à terre ; mes frères pleuraient aussi tout haut. Mais mon père s'arracha de mes bras et s'en fut avec mes frères du côté du village. Ma mère tomba anéantie. Je me trémoussais, je voulais crier, mais je ne pouvais pas, je ne savais ce que je faisais. Mon petit frère, tombé au bas, criait comme un petit drôle. Le voisin grommelait contre mon père : tout le monde murmurait.

     

     Cependant, le bruit avait diminué dans le village : le feu brûlait toujours, mais on n'entendait plus de cris. Hélas ! je croyais bien mon père et mes deux frères perdus pour toujours ! "Ecoutez donc, disais-je, pour voir s'ils ne nous appellent pas ? Le moindre coup me faisait tressaillir. "Tenez ! entendez-vous ? Oh ! là là ! On est à le tuer, mon père, mon petit père ! - Tu es folle, me disaient les autres, vois-tu pas qu'il n'est pas allé si loin ? J'étais bien folle, en effet, folle de crainte et de douleur...

     

    A un certain moment, je crus entendre mon père m'appeler à son secours. Désespérée, "il m'appelle, m'écriai-je, je cours ! ..."

     

     Heureusement, une de mes camarades me saisit à mon cotillon et m'arrêta. "Taise-te tu, follasse, qu'elle me dit, vois-tu pas que ta tête tourne ? C'est rien !" Mais quand je dis ces paroles : "Il m'appelle, je cours !" le bonhomme voisin, qui était grand ami de mon père, me dit en me parlant : "Marie, je vais avec toi." Mais, aussitôt, ses deux grands gâs, qui étaient là, tous les deux en chemise, se jetèrent sur lui. Ses quatre filles, aussi en chemise, accourent, et sa femme aussi, et les petits drôles, et ils le serrent si bien qu'ils l'empêchent de marcher. Si les Bleus étaient venus en ce moment, c'en était fait de nous autres.

    Les souvenirs de Marie Trichet....

     

     Puis voilà que nous entendons du bruit, un bruit de pas. C'étaient mes frères avec mon père, revenant au galop. "Sauvons-nous, cria mon père, sauvons-nous, les voilà par ici ! Suivez-moi !" Et il nous emmène, en courant tous pêle mêle, par le chemin du Haut dans un champ de froment où il nous fit coucher dans un coin, sous des arbres, et où il nous fit tous abaisser en un monceau, les uns près des autres, les plus blancs au milieu pour ne pas être aperçus ; car mon père pensait à tout, et il nous dit de prier tout bas la Sainte Vierge de faire partir les Bleus. Lui et les autres hommes descendirent plus bas, pour voir ce qui allait se passer et nous avertir s'il fallait se sauver plus loin. Hélas ! nous étions comme de malheureux condamnés, accroupis les uns contre les autres, sans distinction, attendant la mort et croyant, au moindre bruit, voir les Bleus tomber sur nous.

     

     Les scélérats ne nous aperçurent pas. Ils passèrent cependant assez près, suivant le routin qui est au bas de l'autre côté. Le mauvais sujet du Luc, cette âme damnée, les conduisait à Saint-Etienne. Oh ! si, quand ils passaient, les petits drôles que nous avions avaient poussé des cris ! Aussi, nous les avions enveloppés dans nos dornes et leur mettions la main sur la goule. Quand ces assassins furent rendus assez loin, mon père vint nous le dire, pour nous mettre un petit à l'aise ; mais il défendit de nous lever encore. Il craignait, comme il était arrivé d'autres fois, qu'il y en eût de cachés pour nous surprendre.

     

     Au jour venu, il envoya les hommes faire la ronde autour du village : il n'y avait pas un seul Bleu de reste ; mais ils trouvèrent cachées dans les buissons les autres personnes du village, dont la plupart étaient sans vêtements, et qui nous croyaient morts, et ils nous les amenèrent. Leur venue nous consola un peu. On se compta, il manquait encore la jeune veuve avec les deux petits, et une jeune fille appelée Jeanne Biron. On sut plus tard que c'était elle qui avait jeté ces grands cris pendant qu'on la tuait ; apparemment qu'elle n'avait pas entendu le signal de la fuite.

     

     Cependant le jour était levé et nous fit voir toute la tristesse de notre situation. La honte de nous voir en si misérable état augmenta notre chagrin. Nous nous mîmes tous encore à crier, ça en valait la peine, car on ne s'en ferait sûrement pas une idée maintenant. Ma mère et les autres femmes présentes n'avaient que leur cotillon sur la chemise, avec leurs bonnettes de nuit. Jeanne, ma camarade, et moi, n'avions que notre chemise et un cotillon. Nous étions sans bonnettes, nous étions toutes échevelées. Les cinq autres grandes filles n'avaient absolument que leurs chemises. Ce qui faisait grand pitié, c'était de voir cinq grands garçons, des hommes faits, dans le même état : on ne savait ce que c'était. Il fallait les connaître pour les deviner. Les pauvres malheureux ne savaient quelle mine faire. Ils avaient honte ; mais ce n'était pas pourtant leur faute. Tous les autres hommes avaient pris leur culotte. Tout le monde était pieds nus, mais on n'y faisait pas attention ; s'il n'y avait eu que cela, on ne s'en serait pas plaint du tout. Tous les drôles étaient sans robes.

     

     Nous étions ainsi tout occupés à nous lamenter, quand les hommes qui étaient retournés pour examiner les alentours revinrent à nous. Le soleil était levé. Mon père nous dit que nous pouvions rentrer au village, qu'il n'y avait plus de danger. Hélas ! quel navrant spectacle ! Jamais je ne l'oublierai, devrais-je vivre deux cents ans !

    Les souvenirs de Marie Trichet....

     

     Mon père et les autres hommes allèrent devant, puis nous autres. Les drôles criaient, mais on leur fermait la goule, car on avait toujours peur des Bleus qu'on s'imaginait voir à tous les coins de champs. Tout ce monde à demi vêtu, en chemise, ça faisait vraiment pitié, ça arrachait les larmes des yeux. On nous fit reprendre le chemin de la Fosse-Noire, où nous avions passé une si vilaine nuit. Nous n'osions point rentrer dans le village. Nous tremblions ; si un seul Bleu avait reparu, nous nous serions encore tous sauvés, mais mon père et le voisin d'En-Bas nous encouragèrent. Oh ! là là ! A la vue de toutes les abominations faites pendant la nuit, tout le monde se cacha le visage dans ses mains. Nous étions anéantis.

     

     Il y avait auprès de notre maison une petite croix de pierre, que les Bleus avaient laissée debout. Mon père tomba comme un mort devant cette croix, et se mit à crier. Quand on le vit crier tout haut et pleurer à haute voix, lui qui auparavant encourageait les autres, tout le monde se mit à genoux et se mit aussi à crier. C'était un ramage à fendre des cœurs durs comme des rochers. Moi, je ne pleurais pas beaucoup ; j'avais tant pleuré auparavant, et puis je n'en pouvais plus, et puis j'étais tout occupée à faire taire mon petit frère qui était mon filleul, moi étant sa marraine, et qui demandait du pain, le pauvre innocent. Ce ramage de pleurs, de gémissements, de lamentations, dura bien longtemps ; j'ai pensé qu'il y en avait qui voulaient mourir sur place sans se relever. J'entendis des hommes dire qu'ils ne voulaient point aller voir leurs maisons brûlées, personne d'ailleurs n'essayant à bouger. Comme je me remuais auprès des drôles, j'aperçus mon père qui versait des larmes tout bas et qui disait son chapelet. Il nous a dit après qu'en ce moment-là il avait prié la Sainte Vierge de nous donner le courage dont nous avions si grand besoin. C'était un rude chrétien que mon père, allez ! Oh ! comme il aimait le Bon Dieu et la bonne Sainte Vierge !

     

     Tout d'un coup, mon frère cadet pousse un cri, mais c'était un cri de joie : "Monsieur le Curé !" Ah ce nom, tout le monde se trouva debout, regardant du côté indiqué. M. le Curé arrivait par le bas du village avec précipitation, tout couvert de sueur. Oh ! s'il avait été là, nous n'aurions pas eu tant de misères : les Bleus ne nous auraient pas surpris, il nous aurait avertis à temps, et nos hommes, bien armés, les auraient bien arrêtés, surtout pendant la nuit. Mon père court et se jette à son cou. La voisine court aussi, puis les hommes, puis les femmes, puis tous, même les petits. On se jette sur lui, on lui prend les mains, on lui serre les jambes ; c'est à qui le touchera, l'approchera de plus près. Je ramasse son chapeau qui était tombé.

     

     Tout le monde criait et pleurait comme à un enterrement : "Oh ! Monsieur le Curé ! Monsieur le Curé ! mon pasteur ! mon père ! - Mes enfants, mes pauvres enfants, mes amis ! - Nous sommes perdus, c'est fini, nous allons mourir de faim ! - Courage, mon bon homme ! rassurez-vous, ma bonne, mes pauvres filles, me voici ... je vous sauverai, je suis venu exprès." Enfin, c'était toute une litanie de mots, de paroles à n'en plus finir. Moi, avec le chapeau que je retournais et retournais dans mes mains, même que je l'ai bisé j'étais par derrière, et je criais, et je criais plus fort que toutes les autres. Ca dura je ne sais combien de temps. Enfin ça finit par diminuer, et M. le Curé put se débarrasser des bras de mon père et du bonhomme voisin, qui l'avait embrassé plus de cent fois : je n'ai pas compté, pourtant, mais ça se voyait, tant le bonhomme était hors de lui. M. le curé nous dit alors : "Mes enfants, essuyez vos larmes, vous pleurerez plus tard, maintenant il faut vaquer au plus pressé : je suis venu exprès, dès que j'ai eu vent de votre malheur. Voyons, avez-vous du mal ? Etes-vous blessés ? Etes-vous tous ici ? Qui est-ce qui manque ?" On lui dit que nous n'avions point reçu de coups, mais qu'on ne savait ce qu'étaient devenus Biron, Victorine, la jeune veuve et ses deux enfants. "Il faut aller les découvrir, répond le bon M. le curé, peut-être sont-elles en grande peine ?" Puis, s'adressant à tous ces grands garçons et filles qui n'avaient point leurs habits et baissaient les yeux par honte : "Mes chers enfants, leur dit-il, n'ayez point honte, ce n'est pas votre faute, je vous aime tout de même. Je vas vous procurer des hardes, soyez tranquilles. Les Bleus ne seront pas toujours les plus forts. En attendant, mes garçons, venez m'embrasser". Les jeunes gens se précipitèrent dans ses bras, pendant que les filles lui baisaient les mains. C'était touchant. Le bon M. le curé, comme il pleurait pour empêcher les autres de pleurer ! mais c'était le contraire. Après cette scène : "Voyons, dit-il, à l'ouvrage, et que tout le monde écoute bien. Il faut aller au plus pressé, nous ferons le reste après. "Jacques, dit-il à mon frère, tu as de bonnes jambes, marche vite jusqu'à la Croix-Rouge de la Canterie. Tu regarderas bien pour voir si les Bleus ne reviennent point, par hasard, de Saint-Etienne : monte sur les arbres. Tu reviendras nous dire si tu as vu quelque chose, puis retourne vite. Toute la journée, tu feras huit fois le même voyage. Tu entends bien ? - Oui, Monsieur le curé", dit mon frère, qui se met à courir. M. le curé était si prudent ! Hélas ! si nous avions fait de même ! " Jean, Augustin, François, Jules, Georges (il appelait les cinq gâs qui étaient à moitié vêtus), approchez, mes enfants ; vous autres, courez à la Vézinière, au logis, et apportez tout le pain qu'on pourra vous donner. Il faut bien faire vivre tout ce pauvre monde. Vous direz de boulanger deux fournées ce soir sans manquer, je sais qu'il y a de la farine. Vous direz que c'est moi qui le commande. Allez et revenez au galop." Les gâs s'en vont comme un éclair. "Marie, Jeanne, - il s'adressait à moi et à ma camarade, les deux filles un peu habillées (le bon monsieur connaissait tout le monde) - vous autres, qu'il nous dit, comptez les pauvres gens qui n'ont pas de vêtements, les enfants, et allez en chercher où il y en a : vous en trouverez au logis, à la Vézinière, chez les métayers d'alentour. Marchez et apportez vite ce qui est nécessaire ; dites que c'est moi qui le commande, allons, en route ! "Pour vous autres, les femmes, les enfants, tous ceux qui n'ont pas de vêtements, demeurez ici devant la croix, et priez le Bon Dieu et la Sainte Vierge de vous garder. Les hommes, en attendant le pain à venir, allons à la recherche de ceux qui manquent, seulement autour des maisons brûlées."

     

     Ma mère commença aussitôt à dire le chapelet que chacun recordait. Moi et Jeanne, nous étions restées là par derrière en nous cachant un petit. Nous avions trop grand honte d'aller nous faire voir dans cet équipage aux belles servantes du logis et les faire se moquer de nous autres. Personne du reste ne fit attention à nous. Au bout d'un moment, M. le Curé revint vers nous ; il était pâle, il sanglotait : "Ah ! les misérables, criait-il, oh ! les malheureux ! Mon Dieu, miséricorde !" Il venait de trouver le cadavre de la vieille fille Biron. Les scélérats de Bleus l'avaient surprise dans son lit. Après l'avoir rouée de coups, ils l'avaient portée, enveloppée dans sa couverture, dans le petit pré à côté ; puis, à coups de sabre, ils lui avaient coupé un pied, puis l'autre pied, près les mains, puis le cou, puis ils l'avaient percée avec leurs baïonnettes. C'était bien elle qui avait poussé ces cris affreux que nous avions entendus la nuit. M. le Curé consola les femmes, et les fit demeurer à prier. Mais ce n'étaient point de belles prières, tant on avait de tremble et de frayeur. Puis, les garçons surtout, qui étaient là en chemise, murmuraient tout haut parce qu'on ne leur apportait pas de culottes : "Que font ces filles ? elles ne viennent pas," disaient-ils. S'ils nous avaient aperçues, c'eût été une belle chanson ! Mais aussi, étions-nous obligées d'attraper de la honte pour eux ? Et puis, si M. le Curé n'avait pas été là pour commander, il leur aurait bien fallu rester de même toute la journée, et combien de temps encore ! Sans laine, sans fil, sans le sou pour en acheter, il n'était pas possible de leur donner des hardes. Ils avaient donc grand tort de se fâcher contre nous autres.

     

     Voilà que les hommes arrivent au même moment. Ils apportaient le corps du petit de quatre ans que sa malheureuse mère avait délaissé dans sa fuite. Les Bleus l'avaient attrapé. Ils lui avaient percé la gorge avec un sabre et passé un bois dans le trou, puis ils l'avaient planté, en place de barrière, sur le bord du chemin. Dans sa petite main, crispée par les tortures de la mort, ils avaient mis un papier où il y avait d'écrit : "Vive la République !" A cette vue, les hommes reculèrent d'abord d'épouvante. Est-il possible qu'il y ait sur la terre des monstres pareils ? Il y en avait pourtant. Il y en a encore aujourd'hui, car les damnés d'aujourd'hui ne valent pas mieux que les damnés d'autrefois, et ils sont capables, dès que l'occasion s'en présentera, de commettre les mêmes abominations. Quel tort un enfant pauvre, âgé de quatre ans, pouvait-il causer à la République ? Là, trois femmes tombèrent sans connaissance. L'un des gâs présents, qui était parrain du petit martyr, prit le petit corps sur ses genoux jusqu'au moment de l'ensevelir. Après un moment, les hommes amenèrent la malheureuse mère qu'ils rencontrèrent avec la petite, blottie derrière la grange. Elle ne parlait pas, elle paraissait tout effarée. On lui cacha le corps du petit et elle sembla ne rien comprendre à ce qui se passait : elle était devenue folle. Au même moment, les gâs arrivèrent avec six grands pains. M. le curé, après avoir recueilli les membres de la fille Biron, vint aussitôt et dit à tout le monde de manger : on était guère entrain de le faire. Toutefois on mangea, surtout les petits enfants qui ne comprenaient pas trop nos malheurs. Je mangeais un petit, mais en me cachant la tête, quand un vilain gâs dit à M. le curé : "Oh ! Monsieur le curé, si vous saviez combien nous sommes mal à l'aise en chemise, en plein jour, devant tout le monde ! Ayez compassion de nous autres. Le désespoir nous prend. - Je le comprends, mes enfants, mais je ne sais pas ce que ces filles font là-bas. Je sais qu'il y a des vêtements, au moins pour le plus pressé, je connais les gens et on n'en refusera pas. Voilà un bon moment qu'elles sont parties, où sont-elles donc ? Patientez, mes pauvres enfants, patientez. Et vous, mes filles, vous pleurez ? Oh ! ce n'est pas la peine, je vous trouverai des hardes, soyez tranquilles. D'ailleurs, vos camarades, qui ont bon pied et sont de bonnes filles, vont arriver ..."

     

             Je me serais bien voulue ailleurs. Mon pauvre petit coeur faisait tic tac. Jeanne me disait tout bas : "Nous sommes perdues."

     

             Tout à coup, M. le curé nous aperçoit : "Tiens, s'écria-t-il, elles sont encore là ! Eh quoi ! mes vilaines, pourquoi n'êtes-vous pas allées chercher des vêtements, comme je vous l'avais commandé ?" Nous ne disions rien, bonnes gens ! Nous baissions la tête sur nos genoux. Une femme dit alors tout haut : "Elles ne sont pas parties parce qu'elles ont honte de leur toilette. - Oh ! c'est cela, reprend M. le curé de sa grosse voix. Oh ! les petites orgueilleuses ! Nous allons voir !" Puis, cherchant des yeux mon père, qui était occupé à consoler la pauvre folle un peu plus loin : "Père Jean, cria-t-il, venez donc par ici, et tout de suite, venez vite !" Heureusement, mon père n'entendit pas, mais moi j'entendis bien, et sans attendre qu'il répétât, je prends mes jambes à mon cou, et dame, je trottais sur le chemin de la Vézinière. Jeanne me suivait en courant.

     

               - Nous l'échappons belle, qu'elle me dit. Si mon père avait été plus près de moi, j'en avais une volée !

     

                  - Moi, je l'attraperai sûrement ce soir, lui dis-je.

     

     Par bonheur pour nous, nous avions trouvé, à peu près, ce qui était le plus nécessaire. Nous sommes donc revenues bien contentes. On ne s'était point moqué de nous, bien le contraire. Même, Mlle de la Forêt (propriétaire de la Vézinière) nous embrassa en pleurant. Avec ce que nous apportions, on habilla tous les petits enfants, excepté mon petit frère. Il n'y avait point de robe pour lui, étant trop grand. Avec cela que ma mère me gronda fort, disant que je l'avais fait exprès : j'en pleurais. Je n'avais pas de chance. Les gâs et les grandes filles prirent ce qui leur allait le moins mal, si bien que Jeanne et moi étions les seules sans avoir d'effets. C'était notre tour. M. le Curé nous regarda, mais il fit mine de ne pas se rappeler notre fredaine. Il était si bon, le bon Monsieur ! Il était midi. M. le curé fit mettre les deux corps dans un coffre et mit deux filles à le garder, auprès de la petite croix, puis il dit : "Allons, mes enfants, maintenant que vous êtes habillés, venez avec nous autres travailler. Il faut sonder les ruines de l'incendie."

     

     Personne, jusqu'à ce moment, n'avait osé s'en approcher, ni regarder, tant on avait peu d'avoir tout perdu. Je crois bien que sans M. le curé on aurait laissé faire. Le feu fumait toujours. Puis il faisait si grand chaud ! On était pieds nus pour marcher sur les charbons. On commença par notre maison, qui était la plus près. Il n'y restait que les quatre murs. Nos lits étaient brûlés ; par un grand bonheur, le coffre où ma mère mettait les hardes du dimanche était sauvé, à cause d'un amas de pierres tombées dessus. Le soir, nous pûmes nous habiller tous convenablement. Mon petit frère eut enfin une robe : c'était la dernière qu'il garda jusqu'après la guerre. On ne pouvait pas faire autrement dans ces temps malheureux. Le blé, que mon père avait caché dans un creux, était sauvé, ce qui nous fit bien du plaisir ; nous étions sûrs de ne pas mourir de faim, au moins pour le moment. Il n'y avait qu'une partie de la grange de brûlée. Le restant servit beaucoup à tout le village, car c'est là qu'on se rassemblait ensuite, dans les mauvais temps. Tout le toit aux bœufs était consumé. Mais ce qui fit grand compassion et fit verser des larmes, ces démons de Bleus avaient bien éventré, à coups de sabre et de baïonnettes, toutes nos pauvres bêtes. Quelle rage d'enfer ! Quel mal ces pauvres bêtes faisaient-elles à la République ? (3) Mon père, oh ! mon pauvre père ! il s'en arrachait les cheveux de colère contre ces maudits. Il montrait le poing vers les Lucs, à ce failli gâs qui avait amené les Bleus.

     

     C'étaient, à peu près, les mêmes misères dans les deux autres métairies. Dans celle du Bas, les granges, les toits étaient brûlés, les bêtes tuées, la maison brûlée, sans y trouver un seul morceau de vêtement. Aussi M. le Curé fut obligé, les jours suivants, de chercher partout pour tout ce monde. La boulangerie était pourtant préservée avec trois pochées de froment, les pauvres gens pleuraient si fort que j'en étais malade. Pourtant M. le Curé les consolait bien et leur promettait de les secourir. Dans la métairie du Mitan (4) on put sauver la moitié des hardes, à peu près, et tout le froment caché sous terre. Toutes les bêtes étaient tuées et les bâtiments à demi consommés. La maison de la fille Biron était brûlée. Dans les trois autres petits ménages, on sauva plus de la moitié des choses. Dame, que c'était triste ! Oh ! là ! là ! Sans M. le Curé nous serions tombés dans le désespoir. Mais lui, il nous consolait, il nous encourageait, il nous parlait du Bon Dieu, de la Sainte Vierge. Il nous disait que ces malheurs ne dureraient pas toujours.

     

     Dans la soirée, M. le curé envoya les jeunes gâs prendre le pain boulangé à la Vézinière. Mlle de la Forêt envoya aussi un peu de vin. Tout le monde mangea en silence, et M. le Curé avec nous, du pain sec, bien entendu. En ce temps-là, on était bien heureux quand on trouvait son content de pain. Après ce repas, M. le Curé nous emmena au bourg, à l'enterrement de la fille Biron et du petit. Seule ma mère resta avec les plus petits à garder la folle. Comme c'était triste, ces enterrements ! Tous les gens du bourg vinrent pleurer avec nous dans l'église, qui était tout en ruine. On mit le cercueil dans la chapelle de la Sainte Vierge, qui était moins brûlée. On nous fit dire le chapelet, et M. le Curé récita des prières en latin.

     

     Le soleil était couché quand on rentra à la Bultière. Avec la nuit qui approchait la peur nous reprit tous, surtout après que M. le Curé nous eut dit qu'il s'en allait coucher à la Hardouinière, pour ses malades blessés.

     

             Toutes les femmes s'approchèrent ensemble et le supplièrent de ne pas nous abandonner. "Restez, lui disaient-elles avec supplications, avec vous nous n'aurons pas peur." Les hommes lui dirent aussi qu'il n'y avait pas moyen de passer la nuit dans le village, au milieu des ruines et des animaux, qui déjà commençaient à sentir. Que faire alors ? Chacun tirerait de son côté, on s'égapillerait et si les Bleus arrivaient on serait facilement massacrés. "Restez, ajoutèrent-ils et nous ferons tout ce que vous nous direz."M. le Curé était bien ébranlé, mais voilà ce qui acheva de le gagner. La femme de la métairie du Bas fit mettre à genoux, pendant que les hommes parlaient, toute sa petite troupe de drôles, devant M. le Curé. Alors, celui qui savait le mieux parler, âgé de cinq ans, levant ses petites mains, lui dit tout haut : "Oh Monsieur le Curé, venez coucher chez nous pour empêcher de tuer mes petits frères et mes petites soeurs." A ces paroles, M. le Curé, voyant les femmes pleurer, n'y tint plus. Prenant le petit dans ses bras, il l'embrassa en disant :  "Eh bien ! oui, mes chers petits, je resterai coucher avec vous cette nuit." Ce fut une bonne parole.

     

     Alors, M. le Curé nous dit de prendre tous nos effets et de le suivre. Ce fut bientôt fait : il y avait si peu de choses à prendre ! Il nous emmena, et la pauvre folle avec nous dans le petit chemin écarté qui mène au petit bois, au bout de la rangée de sapins. Là, on ne pouvait pas être vus, il y avait de l'herbe et de grands arbres pour faire des abris. Il fut facile de trouver des places pour nous coucher. M. le Curé fit la prière, puis la prière des défunts. Il nous demanda si nous avions bien nos cœurs. Les hommes étaient dans l'habitude de porter un petit cœur en plomb, suspendu à leur cou, et les femmes un cœur d'étoffe de couleur, cousu sur la chemise. Personne, alors, n'aurait voulu dormir sans avoir son cœur. Il dit ensuite à deux hommes d'aller du côté du Luc monter la garde, jusque vers le milieu de la nuit. Il envoya aussi deux gâs du côté du bourg, puis il nous bénit, nous souhaita une meilleure nuit, et, sautant par dessus le buisson, il se coucha de l'autre côté. De la sorte il restait bien avec nous, comme il l'avait promis. Bien vite, tout le monde était endormi, on était si épuisé !

     

     Je m'éveillai de bonne heure, je vis tous les hommes qui dormaient. J'aperçus M. le Curé qui faisait les cent pas devant les sapins, il lisait des prières dans un livre. Quand le soleil fut levé, il vint à nous, et dit la prière du matin. "Maintenant, nous dit-il, je m'en vas m'en aller à l'Hardouinière (5) ; je suis inquiet, car cette nuit j'ai entendu des coups de fusil de ce côté et je veux aller voir. Père Jean, donnez-moi un de vos garçons, je vous l'enverrai vous dire ce qui s'est passé." Ce fut mon frère aîné qui suivit M. le Curé et revint nous apprendre que l'affaire s'était passée à Saligny.

     

             Vous allez tous, dit M. le Curé, rentrer dans le village. Occupez-vous de nettoyer vos maisons brûlées. Faites-vous des abris en attendant mieux, car vous ne pouvez pas toujours coucher dehors. Aidez-vous tous, en commençant par un bout. Vous reviendrez coucher ici tant qu'il sera possible. Soignez bien la pauvre folle ; en attendant que vous puissiez boulanger, allez chez Mlle de la Forêt, demandez du pain en mon nom. Comme vous manquez de tout, j'y pourvoierai."

     

     En effet, quelques jours après, il nous avait ramassé, par ci, par là, ce qu'il nous fallait de linge et de vêtements. C'était à n'y pas croire. Comment faisait-il ? Le Bon Dieu seul le sait et la Bonne Vierge Marie. Quel homme, Sainte Bonne Vierge ! Il nous dit encore que le dimanche suivant il dirait la messe au logis de la Vézinière, et qu'il fallait en prévenir les personnes des environs. Il dit aux hommes qu'ils devaient s'entendre pour monter la garde la nuit, chacun à leur tour. Il dit à mon jeunes frère, Jacques, qui courait comme un lièvre, que son devoir à lui était de monter la garde le jour, le pauvre enfant fit ce métier six mois durant. Il était si bon, ce cher frère, il n'a jamais désobéi de sa vie. C'était un petit ange. Avant la guerre, il servait la messe à l'église. Mes deux grands frères l'avaient servie aussi, auparavant. En voilà, des jeunes gens ! C'étaient les modèles de la paroisse. Ils étaient dévots comme M. le Curé. Avant la guerre, ils allaient communier tous les dimanches avec mon père et ma mère. Moi j'étais la moins bonne de la famille, un peu volage. Pourtant, soit dit sans me flatter, il y en avait beaucoup de plus méchantes que moi. Enfin il nous dit à revoir et s'enfuit avec mon frère par la route des Sapins. Tout le monde le regardait s'en aller jusqu'à ce qu'il eût disparu. Je pleurais tout bas de le voir partir. Allons, dirent plusieurs hommes, « à l'ouvrage, maintenant ! » Et tout le monde rentra dans le village. C'était le mercredi. Je vous assure que, durant ces quatre jours, nous avons fait de l'ouvrage. Le samedi, à midi, nous avions des chaumières où nous pouvions au moins dormir à l'abri. Ce soir-là, tout le monde coucha dans le village.

     

     Le dimanche matin, il y avait la messe dans le logis de la Vézinière. On y avait mis l'autel dans la grande porte du corridor, et tout le monde se tenait dans la grande cour. Il y avait du monde. C'était plein. Dame ! on priait. Vous auriez entendu tomber une feuille ; ce n'était pas comme maintenant, où les filles regardent de tous côtés et rient, où les jeunes gens parlent et s'amusent. Oh ! non.

     

           M. le Curé parla un bon petit moment. Je vis mon père aller communier, et puis mes trois frères, puis vraiment presque tous les hommes. Il y en avait je ne sais combien. Ce que je sais bien, c'est que je dis plus d'un chapelet pendant qu'ils communiaient.

     Ma mère fut communier aussi avec toutes les femmes de la Bultière, et les filles et d'autres personnes. Mais il n'y en avait pas autant que des hommes. J'avais bien remarqué, avant la guerre, que le dimanche, quand M. le Curé donnait à communier, il y avait toujours plus d'hommes que de femmes. C'est le contraire qui arrivait maintenant, je ne sais pourquoi. Tout de même, j'eus honte, quand je vis mes camarades communier, puis pas moi ; ma mère me l'avait défendu, à cause que j'avais désobéi à M. le Curé quand il m'avait commandé d'aller chercher des vêtements. Je me rappelle aussi que mon père disait souvent que s'il ne communiait pas, il perdrait courage : "Quand j'ai communié, disait-il, je ne crains rien, je traverserais la mer, s'il le fallait." Après la messe, M. le Curé nous quitta pour aller confesser les malades au Retail (6) et baptiser une vingtaine d'enfants.

     

     Le soir, nous étions tous assis à la porte de notre taudis, à prendre le frais en attendant la prière que mon père faisait toujours en famille. Il nous parlait du sermont de M. le Curé et de la messe. Tout à coup, mon petit frère, le plus petit, celui qui avait la robe et qui s'amusait entre les jambes de mon père, me dit sans malice, bonnes gens : "Petite marraine, pourquoi as-tu pas été avec maman à l'autel ?"

     Je lui répondis en lui faisant les gros yeux, mais mon père avait entendu:

     - Qu'est-ce que tu dis, mon mignon ?

     - Dame, ce matin, quand maman m'a laissé tout seul pour aller à l'autel de la messe, petite marraine est restée avec moi.

     - Ah ! est-ce par hasard tu n'as pas communié ce matin ? me dit mon père en me regardant.

            Moi je ne le regardais point, je baissais les yeux ; mon coeur battait fort, je tremblais, je ne dis rien.

     - Entends-tu ? qu'il me dit d'un ton plus haut, parleras-tu à ton père, enfin, voyons ?

     

              Je me risquai et tout bas je répondis que non.

     

    - Qu'est-ce que cela veut dire ? dit mon père en s'adressant à ma mère.

     

    - Voilà, répondit ma mère, ce qui est arrivé.

     

            Cette vilaine drôlesse, quand M. le Curé, l'autre jour, lui dit d'aller avec Jeanne chercher des vêtements pour les malheureux qui n'en avaient pas, n'y est pas allée, au point que M. le Curé a été obligé de t'appeler pour la faire marcher. Tu ne l'as pas entendu, mais la drôlesse m'a fait avoir grand honte, je t'assure. Pour la punir, je l'ai empêchée d'aller communier ce matin. Elle ne le méritait pas plus que sa camarade Jeanne que sa mère a laissée communier, mais cela la regarde. Je voulais pourtant te le dire pour la corriger. Pendant que ma mère me regardait, je me risquai à regarder mon père entre mes doigts qui cachaient ma figure. Bien m'en prit. Mais je ne lui donnai pas le temps de tomber sur moi. C'est moi qui défilais ! Heureusement encore que mes deux grands frères, qui m'aimaient, se mirent au devant de mon père et, le retenant dans leurs bras, lui demandèrent grâce. J'étais rendue au bout de l'aire.

     

    - Veux-tu rentrer ! me criait ma mère.

     

    Je n'avais garde de bouger, je tremblais, je pleurais, je me grattais les cheveux.

     

            Ma mère vint à moi ; et, me donnant une tape sur l'échine : "Galopine, qu'elle me dit, c'est comme ça qu'on se sauve de son père ! Marches-tu !" Et me poussant devant elle, et me cachant le visage dans mes mains, j'arrive tout doucement et toute saisie à mon père. Je me jette à son cou et lui dis que je ne le ferais plus. Je l'embrassais. Il ne me battit point. Mais le dimanche après, qu'il y avait la messe à la Caunière, (7) dans la cour du logis, il me fit attraper une paire de honte que j'en mouillai ma chemise.

     

     Après la messe, imaginez-vous, là, devant tout le monde, il me fit mettre à genoux devant M. le Curé et lui demander pardon pour ma désobéissance. Je le fis, mais sans trop savoir ce que je faisais, tant j'avais honte. Avec cela que toute la paroisse apprit, par là, ma malice, tandis que ma camarade Jeanne, qui était encore plus fautive parce qu'elle était plus âgée, n'attrapait rien. C'est que mon père n'entendait pas le badinage : avec lui, il fallait marcher droit. Il ne gâtait pas ses enfants. La preuve, c'est que nous n'étions pas gâtés du tout.

     

     

    FIN

     

     La Vendée Historique

     1905 n° 193

     

     

    Les souvenirs de Marie Trichet....

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    Notes :

     

     

     (1) La Bulletière se situe au Nord-Est de Beaufou, sur cette dernière commune. Sur l'IGN et le cadastre de 1838:

     

     

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     (2) La Marlaie. Contrairement à la famille Trichet, qui fuit vers le bourg de Beaufou, la jeune veuve fuit avec ses enfants dans la direction opposée et marquée par une croix rouge sur le cadastre. Il n'y a pas de « cellule psychologique » à cette époque, et pour cause, puisque c'est l'état qui terrorise et massacre le peuple. La pauvre veuve aura traîné cette abomination toute sa vie. Ci-après, vue de l'endroit possible où l'enfant fut découvert la gorge transpercée :

     

    Les souvenirs de Marie Trichet....

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     (3) Ces animaux qui sont censés être confisqués par la république pour alimenter l'armée, sont souvent brûlés ou massacrés comme leurs maîtres. Les témoignages abondent dans ce sens dans tout le pays ravagé par les colonnes infernales. La rage idéologique est telle, que l'on ne doit laisser rien de vivant sur le territoire, de peur d'avoir à faire à des animaux royalistes. Pour mémoire un fait qui marque les annales de la république en matière de débilité et d'aveuglement idéologique.

     

     (4) « Mitan » signifie « milieu » en vendéen.

     (5) L'Ardouinière est un gros hameau à l'Ouest de Saligny, à un peu plus de 6 kms à vol d'oiseau de la Bulletière de Beaufou. Dépendant de Beaufou, il sera rattaché à Belleville-sur-Vie le 15 février 1849. 

     

     (6) Nous n'avons pas localisé à ce jour de lieu-dit de ce nom sur Beaufou mais plutôt sur les Lucs à l'époque concernée. Le Retail appartiendra à la commune de Legé à partir du 12 juin 1861. 

     

     (7) La Caunière se situe, à l'Est de Beaufou, non loin de la Vivantière, dont nous reparlerons prochainement.

     

     

    Mise à jour :

     

    Nous pensons que les faits racontés par Marie se sont déroulé dans la nuit du 19 au 20 juillet 1794. En effet, à cette date, le tristement célèbre Huché a, depuis le mercredi 16 juillet organisé quatre colonnes sous ses ordres.

     

    La première, commandée par Ferrand se forme à Montaigu.

    La seconde, commandée par Aubertin, venue de Machecoul arrive au camp de Fréligné.

     La troisième, commandée par Chadeau, arrive de Challans et rejoint la précédente.

     La quatrième, commandée par Levasseur, sort du camp de la Roulière (Les Sorinières).

     

     On sait que la première colonne manqua de surprendre Charette à Rocheservière le 17 juillet. Le lendemain, les quatre colonnes sont réunies à trois heures du matin,  et à cinq heures, investissent la Bésilière sans y trouver Charette.

     De là, les troupes partent sur les Lucs, puis Belleville-sur-Vie, Saint-Denis-la-Chevasse qui est incendié, les Landes de Jouineaux et Boulogne. Le 20, les troupes de Huché sont à Palluau et ont donc dû passer par Beaufou... Le chemin de la Bulletière étant probablement le plus court et le plus pratique pour rejoindre la route de Palluau. Alain Gérard dans son ouvrage "Vendée, les archives de l'extermination", pense à un détachement républicain qui aurait pu se diriger vers Saint-Etienne-du-Bois dans la nuit précédente (op.cit, p.474). Nous pensons plus simplement que la Bulletière s'est trouvée malencontreusement sur la route de Huché lors de son retour depuis Boulogne.

     

    A suivre...

     

     RL

    Novembre 2015

     

     

           Nos sources :   Savary, tome IV, SHD B 5/10-1

     

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  • Commentaires

    2
    Shenandoah Davis
    Lundi 23 Décembre 2013 à 00:39

    Marie nous donne beaucoup de travail, c'est vrai, mais nous avançons et avons déjà beaucoup d'informations la concernant. Les recherches s'étendent également sur Pierre Marie Gabriel Vidalot du Sirat, cet adjudant-général qui n'est pas étranger aux malheurs de Marie. Ses "Souvenirs" ont fait parler d'elle, j'espère que nous arriverons à en savoir davantage sur elle-même et sur sa famille. Merci le Loup pour ton aide et ton soutien

    1
    Lundi 23 Décembre 2013 à 00:20

    Nous avons retrouvé une Marie Trichet à Beaufou. Originaire avec ses parents du Poiré-sur-Vie, il est possible qu'elle ait pu assister à l'incendie de son village le 8 juin 1794 par le général Dusirat qui s'appelait en fait Vidalot "du Sirat" du nom de son château d'origine dans le Tarn-et-Garonne.

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